LE CYCLO-FÉMINISME: PÉDALER VERS LA LIBERTÉ

 

Nous sommes en mai 1978. La nuit vient de tomber et la pleine lune se lève. Au centre-ville de Montréal, une poignée de cyclistes se rassemble pour une Sortie au clair de lune. « Ce n’est pas un rêve … c’est un voyage sous les étoiles en bonne compagnie, réceptives à la lune, à l’écoute des murmures du soir … » lisait-on dans l’invitation publiée quelques semaines plus tôt dans le journal du Monde à bicyclette. S’élancent ainsi une quarantaine de femmes, portées par le désir de conjuguer la lutte cycliste avec celle pour leur libération. 

Dès les débuts du Monde à bicyclette, les enjeux féministes sont au cœur des débats, soulevés par des militantes convaincues. Déjà en 1978, on trouve dans le journal du Monde à bicyclette une critique du patriarcat inhérent à la culture automobile: « au détriment de la dignité et des luttes des femmes, [l’industrie automobile] utilise savamment et à coup de millions l’image de la femme conquise, pour attiser chez l’homme la course à l’escalade sociale, à l’agressivité, au prestige. » 

Pour donner un lieu d’expression à leur colère, cinq militante créé un comité cyclo-féministe dès 1977. Le besoin d’un espace dédié est en effet très grand. Sur les 300 membres du Monde à bicyclette, elles composent seulement 25% du groupe et pire encore, elles n’occupent que 3 des 15 postes de direction. Un des enjeux auxquels elles auront à faire face est de convaincre l’ensemble des membres du Monde à bicyclette du bien-fondé de l’existence de ce comité, signe qu’il y avait beaucoup de travail à faire!

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Ce comité combat le sexisme partout où il le trouve: « dans la publicité, dans la rue, chez les automobilistes, et… chez les cyclistes. » Elles considèrent que la bicyclette est un outil favorisant l’émancipation des femmes, mais dont le potentiel est alors négligé. « Peut-être est-ce à cause de sa fidélité aux valeurs féministes que la bicyclette est ignorée et dominée dans la rue, comme la femme est ignorée et dominée dans la sociétée, » lit-on dans le journal Pour une ville nouvelle, en 1978. 

Au fil des années, le comité organise diverses balades à la pleine lune; impose la parité au CA de l’organisme; tient une émission hebdomadaire à Radio centre-ville; organise des ateliers de mécanique vélo et constitue une bibliothèque d’ouvrages féministes.

Figure de proue du Monde à bicyclette, la militante Claire Morissette inclut même le cyclo-féminisme dans le livre qu’elle publie en 1994 chez Écosociété, Deux roues, un avenir. Dans ce chapitre, elle raconte les origines de la lutte cyclo-féministe, qui remonte aux tous débuts de la bicyclette, lorsque les suffragettes s’en sont servi pour affirmer leur place dans l’espace public. Elle y parle aussi de l’utilité de ce moyen de transport pour les femmes occidentales d’aujourd’hui, qui gagnent encore moins que leurs compatriotes masculins, leur offrant un « une mobilité économiquement accessible. » Claire Morissette est décédée en 2007 et la piste cyclable qui traverse le centre-ville, sur la rue Maisonneuve, porte maintenant son nom. 

Aujourd’hui, le cyclo-féminisme inspire encore de nombreuses militantes, à Montréal et ailleurs. On peut entre autres nommer le collectif montréalais Les dérailleuses, héritier de leur vision. Les enjeux demeurent les mêmes: tailler une place aux femmes dans les divers milieux cyclistes où elles sont sous-représentées. En plus de faire reconnaître le rôle de la bicyclette comme outil d’émancipation dans la grande trame historique du féminisme, des années 1880 jusqu’à nos jours. Le mouvement lancé au clair de lune continue de se propulser auprès d’une nouvelle génération de femmes déterminées à faire tomber les barrières.

par GABRIELLE ANCTIL

L’autrice est recherchiste et chroniqueuse sur les ondes de ICI Radio-Canada Première. En tant que journaliste, elle écrit pour des magazines comme Beside, Continuité et La Gazette des femmes. Elle s'intéresse aux enjeux touchant les cyclistes les plus vulnérables, dont les femmes, et offre des conférences sur le cyclo-féminisme.

Cahier Cyclo-féminisme du Journal du Monde à bicyclette, Été '78 Une courte bande-dessinée montre une femme qui en a marre de se faire catcaller/sexhuer, elle répond d'un jappement qui surprend.Dessins : Louise-Hélène Drska

Cahier Cyclo-féminisme du Journal du Monde à bicyclette, Été '78
Une courte bande-dessinée montre une femme qui en a marre de se faire catcaller/sexhuer, elle répond d'un jappement qui surprend.

Dessins : Louise-Hélène Drska

Galerie d’images:

1- Couverture du journal du Pour une ville nouvelle, été 1978

2- Intérieur du cahier “Cyclo-féminisme” du journal Monde à bicyclette, pour une ville nouvelle

3- Illustration du cahier Informacycle par Twyla Dawn Weixl, dans le journal Monde à bicyclette, automne 1978

4- Article du journal Monde à bicyclette, été 1977

 
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